RDC : l’état de siège dans l’est du pays est accompagné de répression
L’armée nationale de la République démocratique du Congo a réprimé toute critique pacifique du gouvernement au cours des dix mois qui se sont écoulés depuis que celui-ci a proclamé l’état de siège dans deux provinces orientales en proie à l’insécurité, le Nord-Kivu et l’Ituri, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.
L’armée et la police ont restreint la liberté d’expression, réprimé des manifestations pacifiques en recourant à la force létale, et ont arbitrairement arrêté et poursuivi en justice des activistes, des journalistes et des membres de l’opposition politique.
L’administration du président Félix Tshisekedi a proclamé l’état de siège dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri le 6 mai 2021, afin de « mettre rapidement fin à l’insécurité qui, tous les jours, fait des morts parmi nos compatriotes », selon une déclaration faite à l’époque par un porte-parole du gouvernement. L’armée s’est rapidement substituée aux autorités civiles dans les deux provinces et, en septembre, Tshisekedi a déclaré que l’état de siège ne serait levé que « quand les circonstances qui l’ont motivé disparaîtront ».
« Les assurancesdonnées l’année dernière par l’armée, selon lesquelles les droits humains seraient respectés sous le régime de l’état de siège, ont été oubliées depuis longtemps et plusieurs de ces droits ont été bafoués », a déclaré Thomas Fessy, chercheur principal pour la RD Congo à Human Rights Watch. « En l’absence d’un calendrier clair de la part de l’administration Tshisekedi, cette régression en matière de droits fondamentaux et d’espace démocratique ne semble pas près de toucher à sa fin. »
En vertu du décret d’état de siège, les autorités militaires sont habilitées à perquisitionner des domiciles de jour comme de nuit, à interdire des publications et des réunions considérées comme des menaces à l’ordre public, à restreindre les déplacements des citoyens et à arrêter quiconque pour perturbation de l’ordre public. Les civils sont jugés par des tribunaux militaires, ce qui est contraire aux normes régionales.
Human Rights Watch a documenté plus d’une vingtaine de cas d’arrestations arbitraires, d’intimidations, de passages à tabac et de procédures judiciaires abusives en Ituri et au Nord-Kivu depuis septembre. Les forces de sécurité ont tué au moins un activiste lors d’une manifestation. L’état de siège a également mis à rude épreuve un système judiciaire qui était déjà faible dans les deux provinces. Les tribunaux militaires, qui ne devraient en aucune circonstance être amenés à s’occuper d’affaires concernant des prévenus civils, sont incapables d’absorber le nombre des dossiers qui leur sont confiés.
Le 24 janvier 2022, les forces de sécurité ont tiré sur Mumbere Ushindi, un jeune homme de 22 ans membre du mouvement citoyen Lucha (Lutte pour le changement), alors qu’elles dispersaient des manifestations contre l’état de siège à Beni, au Nord-Kivu. Atteint d’une balle dans le ventre, Ushindi a succombé peu après à ses blessures. Il est le troisième activiste de Lucha tué par les forces de sécurité à Beni depuis trois ans.
S’adressant à des journalistes la veille de cet incident, le commandant de la police de Beni, le colonel Jean-Sébastien Kahuma, avait menacé publiquement les manifestants. « Ils ne reverront plus leurs frères et sœurs, ni les autres membres de leur famille », avait-il dit. Kahuma avait également déclaré : « Nous n’avons pas besoin de défenseurs des droits humains, je suis le président des droits humains. … Avant les droits, il y a les devoirs. Ces gens devraient rester chez eux plutôt que de troubler l’ordre public dans la rue. »
Quelques heures après qu’Ushindi eut été abattu, le policier qui fait office de maire de Beni, Narcisse Muteba, a décrit les manifestants comme « des chiens qui font du bruit en ville et nous ne pouvons pas tolérer une telle absurdité. » Il a ajouté : « Ces chiens, nous les arrêtons et nous les tuons. »
Le lendemain de ce meurtre, la police a arrêté 12 activistes de Butembo qui se rendaient aux obsèques d’Ushindi à Beni. Ils ont passé deux nuits en détention avant d’être remis en liberté.
Un avocat dans la province d’Ituri a affirmé à Human Rights Watch qu’il y avait une augmentation des arrestations et des détentions arbitraires depuis l’instauration de l’état de siège. « La justice militaire est utilisée comme instrument d’oppression », a-t-il dit. « D’abord ils vous arrêtent, puis ils vous réclament de l’argent et cela vous oblige à négocier, et si vous n’avez pas d’argent, cela va être très difficile pour vous. » Cet avocat a également affirmé que le bureau du procureur militaire était « submergé d’affaires… et il y a de nombreuses ingérences de la part des autorités militaires. »
Dans son rapport annuel de 2021, le Bureau conjoint des Nations Unies aux droits de l’homme (BCNUDH) en RD Congo relève que « le surpeuplement des prisons s’est aggravé » sous le régime de l’état de siège, « ce qui pose des risques en matière de sécurité et de santé », en raison « du manque de personnel au sein des tribunaux militaires … et alors que le nombre de prévenus en détention préventive dans l’attente de leur procès est très élevé. »
Un avocat basé à Goma, au Nord-Kivu, a indiqué que les tribunaux militaires avaient recours à des stagiaires pour compenser le manque de magistrats, du fait du nombre d’affaires en constante augmentation. « Ces stagiaires instruisent les dossiers, effectuent l’interrogatoire des accusés et, ensuite, ils soumettent ce travail à la signature d’un magistrat. … Parfois, les stagiaires décident eux-mêmes si le maintien en détention est nécessaire ou pas », a affirmé cet avocat, qui a mis en garde contre l’illégalité de telles pratiques.
Le 24 novembre, le porte-parole local de l’opposition, Luc Malembe, a été arrêté à Bunia, dans la province de l’Ituri. Il est toujours en détention et a été inculpé de propagation de « fausses informations », après avoir diffusé sur les réseaux sociaux une publication dans laquelle il critiquait l’état de siège comme étant un échec. Malembe est dans l’attente de son verdict et est passible d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à trois ans.
Les autorités ont arrêté au moins quatre membres des parlements national et provinciaux pour avoir critiqué ou s’être opposés à l’état de siège. Deux d’entre eux sont toujours en détention préventive dans l’attente d’un procès.
Treize activistes de la Lucha, qui ont été arrêtés le 13 novembre à Beni lors d’une manifestation pacifique, sont toujours en détention et sont passibles des peines allant d’un à trois ans de prison pour « provocation et incitation à des manquements envers l’autorité publique » Leur affaire est en cours devant le tribunal militaire et ils sont dans l’attente du verdict.
Toute personne actuellement en détention préventive ou purgeant une peine de prison pour avoir exprimé une opinion concernant l’état de siège au Nord-Kivu et en Ituri devrait être immédiatement remise en liberté et les chefs d’accusation abandonnés, a déclaré Human Rights Watch.
Aux termes du Pacte international des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), certains droits peuvent être suspendus sous un régime d’urgence tel que l’état de siège, « dans la stricte mesure où la situation l’exige », et dans un contexte légal, nécessaire et proportionné. Human Rights Watch est gravement préoccupé du fait que l’état de siège décrété dans cette région de la RD Congo permette l’imposition de restrictions excessivement générales et aux contours vagues, allant au-delà de celles qui sont autorisées par le PIDCP et qui menacent les droits fondamentaux aux libertés d’expression, de rassemblement pacifique et de réunion.
Tant que l’état de siège est en place, tous les actes qui ne sont pas conformes aux normes de suspension des droits énoncées dans le PIDCP devraient être annulés ou révisés sans tarder. La RD Congo devrait également reconnaître qu’elle demeure tenue de respecter tous les articles de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, qui ne contient pas de dispositions prévoyant des dérogations. Les personnes qui ont été arrêtées arbitrairement et détenues en vertu des dispositions de l’état de siège, ou ont subi d’une autre manière des violations de leurs droits humains, devraient recevoir compensation, notamment une prompte remise en liberté et des indemnités appropriées.
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