Les Cadat, chrétiens noirs du Sahara

Dans cet article, le Franco-Algérien Brieuc-Yves Cadat Mellouki raconte l’émouvante histoire de sa famille dans une Algérie raciste avant et après l’indépendance. Né d’un père algérien noir et d’une mère française blanche, Mellouki dénonce le racisme anti-noirs en Algérie. Bonne lecture !

Les Cadat, chrétiens noirs du Sahara

« Kada ben Abdellah accompagné de sa femme Fatima bent Ahmed ben Salem, (tribu de Timimoun Marcinat) est autorisé à aller à Ghardaïa y travailler chez la nommée Zohra ». L’annotation administrative, tracée d’une main maladroite, chemine sous les intitulés d’un laissez-passer colonial français au nom de Kada.

J’en possède le duplicata. Il m’a été remis par mon père Joseph. Le formulaire est bilingue français-arabe. On y lit, imprimé en lettres grasses : « Division d’Oran. Subdivision Territoiredes Oasis Sahariennes. Annexe de Timimoun. Permis de circuler n° 345. Le présent permis sera valable pendant 1 an. Timimoun, le 13 août 1906. Le Capitaine chef d’Annexe, [signature illisible] ».

Kada, c’est mon grand-père d’Algérie mort en 1970 à la Chapellesous-Aubenas, au cœur de l’Ardèche. La lecture du document, chaque fois, m’émeut. Elle ravive en moi, Brieuc-Yves Joseph Marie Alex Cadat, nègre Breton, chrétien du Sahara, la mémoire des années algériennes.

Ghardaïa

Tout se noue à Ghardaïa, capitale du Mzab, au début du siècle. Un officier français inconnu confie Kada, adolescent noir indigène, aux bons soins d’une Arabe musulmane convertie au catholicisme. La convertie s’appelle Henriette de la Croix et est originaire de la région de Djelfa, au sud d’Alger. L’état civil laïque la connaît sous le simple nom de Zohra. Elle tient à Ghardaïa un débit de boissons destiné à la clientèle militaire locale.

D’où vient qu’elle est catholique ? C’est qu’elle a été recueillie, élevée et baptisée dans l’un des orphelinats fondés en Algérie par le Primat d’Afrique d’alors, Mgr. Charles-Martial Lavigerie. L’officier, quant à lui, rentre en France au terme d’un séjour colonial algérien à Timimoun, l’oasis rougeoyante allongée au bord du Grand Erg occidental. Il veut se faire accompagner de Kada mais l’entreprise tourne court au Mzab. C’est que les lois de la République contrecarrent son désir. Elles interdisent aux indigènes l’accès à la métropole.

Reconduire Kada à Timimoun ? Cela n’est pas aisé. L’oasis est située à plus de 600 km, quinze jours de voyage à dos de chameau. L’officier remet une somme d’argent à Henriette-Zohra, à charge pour elle de s’occuper de l’adolescent. Le périple de Kada s’achève à Ghardaïa. Henriette- Zohras’attache à lui et décide de l’adopter. Kada grandira au Mzab.

Timimoun

Les années passent. 1906 : Kada est devenu un jeune adulte en âge de se marier. Cela doit se faire au pays natal. La décision est enfin prise de rejoindre Timimoun. L’affaire vaut l’effort du voyage. Kada rejoint l’oasis en compagnie de Henriette-Zohra. La famille trouve une épouse appropriée et règle rapidement le mariage musulman.

Kada ben Abdellah épousera Fatima bent Ahmed ben Salem, ma grand-mère. Lui vient du Béni-M’louk, elle du Ksar Deldoul-Marcinat. Kada et Fatima appartiennent à une population saharienne, composée des ethnies hartani, Zénètes et arabes, qui s’est installée dans les oasis à palmeraies. Kada est, selon ses propres dires rapportés par ses enfants, un Berbère Zénète mélanisé, un Noir libre, le fils d’un marabout venu du Cham dont le mausolée est toujours un lieu de pèlerinage en
cette fin de siècle.

Mellouki, grand-mère

La région de la Saoura où se situe l’oasis de Timimoun présente alors deux visages : celui du commerce des choses et celui du commerce des hommes formellement aboli mais toujours toléré dans les faits par les autorités françaises. C’est que la Saoura est avec le Touat un point de passage des routes de la traite musulmane des esclaves et du commerce transsaharien.

D’où la présence dans la région de nombreux descendants d’esclaves introduits dans les oasis par la traite, que l’on nomme a’bi (serviteurs ou esclaves noirs). Les pistes caravanières y relient le Sahel du Sud — c’est-à-dire le Niger, le Tchad et le Mali — au Sahel du Nord, composé de ces côtes d’Algérie et de Tunisie si joliment décrites par Fromentin.

A Timimoun, les paysans s’adonnent depuis des générations à l’abonnissement de la culture des légumes, des céréales et surtout du palmier dattier. Sur le plan religieux, leur pratique musulmane se mêle de rituels animistes. Le tuf linguistique et coutumier local est berbère.

Kada et Fatima, comme presque tous les leurs, sont analphabètes et s’expriment en z la langue maternelle vernaculaire. L’arabe dialectal est la lingua franca utilisée lors des échanges avec les voyageurs de passage. La colonisation assimilatrice imposera l’emploi du français.

En songeant à ce plurilinguisme, me revient en mémoire la régression linguistique de ma grand-mère, morte en Ardèche en 1984, au cours des dernières années de sa vie. Elle a progressivement oublié les langues acquises à l’âge adulte, d’abord le français, puis l’arabe. Les derniers mois, elle ne pouvait plus guère s’exprimer autrement qu’en Z, la langue d’origine. Ses propres enfants la comprenaient difficilement et moi pas du tout.

C’est là, près de l’oasis de Timimoun, dans la richesse aride d’un paysage fait de dunes massives et de caillouteuses hamadas que Kada et Fatima seraient nés respectivement vers 1885 et 1892. L’administration française a fixé de façon approximative leurs dates de naissance. Elles ont été calculées à partir de la tradition orale, gardienne du souvenir des intempéries de l’époque.

Sont-ils nés l’année des étoiles filantes ? Était-ce l’année des truffes ? La mémoire familiale s’y perd. Reste la certitude qu’ils viennent au monde à l’époque de la prise d’In Salah en 1899, moment décisif de la soumission du Sahara par l’armée française. Le fait colonial va déterminer leur existence.

La France confère un statut minoritaire aux populations autochtones d’Algérie. Le Code de l’indigénat, régime d’exception, est appliqué d’abord à la Kabylie, puis au Sud — dès 1878 —, avant d’être étendu à l’ensemble du territoire algérien. Fatima et Kada sont donc avant tout des sujets. Leurs droits et surtout les devoirs et
les interdits auxquels ils sont assujettis sont régis par une loi de 1881 communément appelée le Code algérien de l’indigénat.

Cela explique pourquoi, en 1906, le fils et la belle-fille adoptifs de Henriette-Zohra ne sont pas libres de se déplacer de Timimoun à Ghardaïa sans une autorisation militaire préalable.

Lorsque mes grands-parents quittent Timimoun, le Sahara algérien forme depuis quatre ans, sur la base d’un décret daté du 24 décembre 1902, l’entité administrative des Territoires du Sud. Il est subdivisé en quatre circonscriptions, celles d’Aïn Sefra, de Laghouat, d’Ouargla et des oasis. C’est la formalisation institutionnelle du travail d’un Laperrine qui s’occupe depuis 1901 d’achever la conquête du grand désert saharien.

Mellouki , parents, grands-parents et soeur

Le laissez-passer de Kada, présenté au début de ce récit, m’évoque, froissé
et silencieux, les dénis citoyens de l’époque. Il autorise Kada et Fatima à se rendre à Ghardaïa. Ils n’y arriveront en fait jamais. Ils vont se fixer définitivement, en chemin, à El Goléa, oasis saharienne bâtie dans une vallée bordée d’un plateau dit bâten, au seuil du Grand Erg occidental.

El Goléa

El Goléa (“la forteresse”, en arabe), atteinte dès 1859 par l’expédition du français Duveyrier, déploie en 1906 ses palmeraies sous la veille muette d’un fort berbère en ruines, témoin sénile de l’âge d’or local auquel elle emprunte son nom. Le vieux ksar berbère est planté sur une colline qui domine l’oasis. L’œil du promeneur attentif y bute, à la surface des pierres, sur les vestiges fossilisés de coquillages rappelant le temps où des flots recouvraient encore les lieux.

Lorsque la caravane à destination de Ghardaïa repart, HenrietteZohra, Kada et Fatima n’ont pas les moyens de poursuivre le voyage. Ils décident alors de rester à El Goléa. Le trio intime qu’ils y forment, celui de cette Arabe blanche et catholique et de ses deux compagnons, Berbères noirs musulmans, illustre bien ce qu’est le Sahara : une terre de contact et de transition entre l’Afrique blanche et l’Afrique noire.

El Goléa est aussi le lieu de l’amitié avec Layani, dit Laagra, un Juif indigène y tenant un bar. Une amitié solidaire qui perdure jusqu’à présent entre les familles. La présence du Commandement français local — installé depuis 1891 et dont le premier chef de poste fut le capitaine Lamy — devrait permettre à Henriette-Zohra d’ouvrir, comme à Ghardaïa, une sorte de bistrot de fortune à l’usage des militaires.

Layani lui fait don de quelques bouteilles d’absinthe. Leurs espoirs sont déçus. La clientèle est rare. La misère s’installe. Est-ce la providence ? L’Église catholique entretient depuis 1897 une mission locale composée de deux prêtres et d’un frère. Son supérieur, le père Richard, mis au courant de la présence dans l’oasis d’une Arabe catholique, intervient. Il apporte des vivres aux trois nouveaux venus.
Mieux encore, la mission embauche Kada qui va pouvoir s’adonner à ce qu’il sait faire de mieux : le jardinage.

Kada s’occupe du verger et il apprend le français. Dans ces conditions, il n’y a sans doute qu’un pas à faire du jardin à l’église. Encouragés par Henriette-Zohra, leur mère adoptive, Kada et Fatima s’engagent sur la voie de la conversion au catholicisme. Leur catéchuménat va durer quatre ans, en application des règles strictes suivies par les missionnaires. Kada, lui, sera en même temps alphabétisé en langue française.

Samedi 14 mai 1910, jour de la Pentecôte : Kada s’appelle désormais Pierre. Fatima porte le nom de Marie. Ils viennent de se voir conférer le baptême en compagnie de leurs jeunes enfants, Lucie et Jean-Baptiste. Le même jour, Pierre et Marie sont également mariés chrétiennement. Le moment est exceptionnel car
l’Église catholique vient d’en faire les premiers chrétiens autochtones du Sahara.

Les fondations spirituelles de la petite communauté catholique noire d’EI Goléa sont posées. Une communauté particulière. Après tout, on sait trop peu que ce n’est pas seulement en Kabylie, mais aussi au Sahara que s’implantent les rares et éphémères communautés chrétiennes d’Algérie. Les fidèles du père de Foucauld

Les nouveaux chrétiens rencontrent régulièrement entre 1910 et 1916 le fameux et très controversé “ermite du désert”, Charles Eugène, vicomte de Foucauld, dit le père de Foucauld. Foucauld, devenu le frère Charles de Jésus, vit en solitaire à 2750 m d’altitude sur le plateau de l’Assekrem, point culminant du Hoggar. Il loge à la mission chrétienne lors de ses passages à El Goléa. Pierre lui coupe les cheveux, Marie et Henriette Zohra s’occupent de son linge.

Bien des années plus tard, en France, vers la fin des années 70, Marie, âgée de 87 ans, est appelée à donner son témoignage à l’occasion des recherches pour l’instruction du procès de béatification de Foucauld. Dans le document qui la concerne, elle explique : « Deux enfants aînés ont connu le père de Foucauld. La seule chose dont ils se souviennent est qu’il leur disait : “Le chat a mangé votre
langue ». Ils n’étaient pas bavards avec lui mais savaient apprécier les
bonbons qu’il leur donnait. »

Ma grand-mère, elle, a participé très directement et très humblement à l’œuvre de charité présumée du frère de Jésus : « Lorsqu’il voulait faire une aumône aux pauvres, il remettait une somme d’argent au père Richard, son ami. Ce dernier achetait de la semoule, du tissu, et le tout venait chez moi pour confectionner des vêtements pour les plus pauvres et faire de bons plats de couscous pour satisfaire l’appétit des affamés. »

1er décembre 1916 : un parti de Senoussites assassine8 Charles de Foucauld. Marie en garde un souvenir personnel indirect : « Une amie de Tamanrasset, la maman de Germaine Patrice, a vu la caravane monter à l’ermitage, a entendu le coup de fusil. C’est elle qui a donné l’alerte… »

Grand-mère restera fortement marquée, sa vie durant, par la rencontre avec Foucauld. Après sa mort, lors de l’oraison funèbre, le père de la paroisse ardéchoise où elle repose rappellera qu’il a toujours été troublé par le fait que Marie prenait sa main dans la sienne et aimait alors à lui dire que cette main avait serré celle de son « cher Foucauld »

Dans les années 60, son fils Joseph, mon père, a tenu à aller visiter personnellement Paul Embarek, le serviteur de Foucauld qui à l’époque vivait encore à Tamanrasset. Paul lui a raconté la mort du frère de Jésus. Joseph rapporte ses propos : « Il m’a dit : ‘Tout le monde sait qu’un jeune Senoussi est venu l’appeler pour lui dire qu’il y a le courrier qui est là. Alors par méfiance, il a entrouvert la porte. Mais au même moment quelqu’un lui a tiré la main et l’a sorti dehors. C’étaient des Senoussites.

On l’a ficelé. Les mains derrière le dos. Alors le père était à genoux et à moitié accroupi. Quand il a été ficelé comme cela, il savait qu’ils allaient le tuer, il s’est mis à genoux pour prier. Alors, brusquement, les Senoussites ont entendu du bruit. Il y avait une caravane qui arrivait ou quelque chose comme ça. Quand ils ont vu la caravane qui venait, ils ont eu peur. Ils l’ont tué pour qu’il n’aille pas les dénoncer.

Le garde sénoussite, qui était là avec le père, il a pris peur. C’était un gamin. Ils l’ont mis à garder le père. Il a dû prendre peur. Il a tiré sur le père”. Et Paul Embarek, le serviteur, m’a montré l’impact de la balle dans le mur. Alors il s’est affaissé. Et Paul Embarek, le serviteur, croyait qu’il priait. Car il n’est pas tombé tout à fait. Il a penché la tête, et Paul croyait qu’il priait. Et ça a duré un moment. Et quand il a vu que rien ne bougeait, il est allé le toucher. Et il est tombé parterre. Il était mort.

A ce moment-là, comme il était seul, il n’y avait pas les autorités ni rien, il est allé à l’intérieur. Il a pris des caisses en bois. Il a enlevé les planches. Il a dépecé tout ça. Il y avait du coton et tout. Il a porté ces planches-là. Il les a mises par terre devant le corps. Il a placé ça dans le coton et il a enveloppé ça avec une ficelle… tout le corps. Et il l’a enterré momentanément dans l’argile. Près de l’impact de la balle… en attendant que les forces de Tordre viennent. »

Les restes du père de Foucauld sont transférés dans les années 30 de Tamanrasset au village Saint-Joseph près d’EI Goléa. Ils y reposent dans le petit cimetière chrétien. En 1945, lorsque le cercueil de bois qui contenait la dépouille de Charles de Foucauld a été remplacé, les chrétiens noirs d’EI Goléa ont assisté à l’exhumation. Nombreux sont ceux qui ont recueilli avec ferveur quelques morceaux de la bière
originelle.

Depuis, ceux-là portent en permanence sur eux, dans leur sac à main ou leur porte-monnaie — à l’instar de mon père — les humbles débris de bois, quasi-reliques témoignant de la présence spirituelle de Foucauld. Charles de Jésus : leur saint, le phare universel de leur ardente foi saharienne. Foucauld : l’anti-esclavagiste fraternel, qui confère une identité égalitaire aux chrétiens noirs d’EI Goléa et forme à leurs yeux la plus belle justification de leur conversion.

Les nouveaux citoyens français

1914 : la Première Guerre mondiale éclate. Les missionnaires mobilisés partent pour le front. Pierre, père de famille, reste et se voit confier la garde de l’église et du jardin. La guerre finie, il est élevé au rang de pépiniériste de la mission. Il obtient sa propre maison dans une enclave du verger attenant à la mission. 1921 : Pierre accepte le poste plus riant de chef-jardinier de la commune d’EI Goléa. 1923 : Pierre est admis, le 27 octobre 1923, « à jouir des droits de citoyen français par
application des articles 1 et 4 du sénatus-consulte du 14 juillet 1865 ».

C’est Alexandre Millerand, président de la République française, qui signe le décret. L’évolution patronymique de la famille illustre la trajectoire citoyenne assimilatrice de ces Noirs convertis dans l’Algérie coloniale. Mon grand-père — quoique baptisé — s’appelle jusqu’alors, sur le plan civil, Kada ben Abdelaïd14 ben Boudjema ben Sidi Ahmed ben Sidi. Il a, depuis 1910, le statut « d’indigène musulman chrétien »

Son admission à la citoyenneté entraîne son assimilation patronymique. L’alchimie linguistique de l’état civil français va, d’une part, transmuter son prénom musulman en nom catholique et, d’autre part, écarter les noms patronymiques musulmans. Le prénom arabe “Kada” devient le nom de famille français… “Cadat”16. 1923 voit ainsi la naissance d’un nouveau citoyen français : Pierre Charles Félix Cadat. Les générations à venir porteront désormais son nom. C’est le mien aujourd’hui.

De “Kada” à “Cadat” se joue, en moins d’une génération, l’intégration, sur les plans religieux et juridique
— sinon racial —, de nègres indigènes musulmans à la nation française.

Denise Bricaud, ma mère bretonne

Denise, ma mère, née Bricaud en 1922, découvre le Sahara en 1954 lors d’un voyage au Maghreb. Denise est bretonne, issue de cette petite noblesse de chouans rudes et fiers cultivant leurs champs l’épée au côté. Denise est sympathisante de cœur de la cause d’indépendance de l’Algérie. C’est qu’elle partage le désir de liberté des peuples opprimés, elle, l’indépendantiste bretonne, sans peur ni reproche. « A bas Bécassine ! Breiz ! »

Denise admire Senghor, connaît Césaire et Fanon, mêle en un même élan les chantres de la négritude et ceux de la celtitude, fait siennes, avant la lettre, les certitudes romantiques de Xavier Grall : « Négritude, celtitude… La mode aujourd’hui est au “droit à la différence”. Senghor n’a pas attendu la mode pour proclamer sa différence de Nègre. Nous sommes pour notre part quelques Bretons à avoir crié dans les vents et la ville notre singularité de Celtes. Notre identité ne se lisait pas sur notre peau, hélas ! Et nous avions ainsi quelque peine à nous faire entendre. »

Denise a milité, toute jeune, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, dans les rangs du Parti nationaliste breton (PNB). En 1954, au moment où commence l’insurrection algérienne, elle est toujours membre du, PNB, sous le manteau. En France, le drapeau breton est tabou. L’État y interdit, comme étant de nature séditieuse, toute expression politique nationaliste ou nationalitaire. Denise a depuis longtemps envie « d’allervoir comment les peuples s’y prennent pour se débarrasser du colonialisme français ».

Alors, quelle joie lorsqu’elle apprend, en 1956, sa nomination dans l’Algérie qui se soulève ! Denise a 34 ans et elle vient d’obtenir un poste d’institutrice catholique chez les Sœurs Blanches dans le sud du Sahara… à El Goléa. Elle quitte Nantes, rejoint Marseille par chemin de fer, s’embarque de là vers Alger la Blanche, puis c’est le train jusqu’à Djelfa, le car jusqu’à Ghardaïa. Un camion, enfin, l’emporte vers El Goléa. Souvenir impérissable. Le Berliet inconfortable, parti jeudi vers 18 h de Ghardaïa, roule toute la nuit sur la piste trépidante serpentant entre les dunes.

Dans la matinée du vendredi, vers 10h30, au moment où monte la chaleur diurne, Denise découvre, depuis le plateau dominant l’oasis, la palmeraie verdoyante d’EI Goléa. C’est le dernier week-end de septembre et elle a juste le temps de préparer la rentrée des classes.

Le dimanche, à la messe, Denise rencontre Joseph, son futur mari. Joseph Cadat, mon père saharien Joseph, mon père, a 26 ans lorsque Denise arrive à El Goléa. Il est le douzième enfant d’une famille qui en compte quatorze. Son diplôme de moniteur du paysannat en poche, il s’est retrouvé, grâce à ses qualités et en dépit des jalousies européennes locales, à la tête d’une exploitation agricole moderne de 30 ha, qu’il a créée pièce à pièce, située au lieu-dit Hassi-el-Gara, à quatre kilomètres du centre de l’oasis.

Les méthodes20 utilisées là seront plus tard développées sur une grande échelle à Emballa, tout à fait au nord-ouest du Sahara oranais, dans la région d’Aïn Sefra. Joseph est un spécialiste du phœnix dactylifera, le palmier dattier qui produit la meilleure des dattes, celle que l’on appelle deglet-nour, c’est-à-dire “doigt de lumière”.

L’exploitation suscite un intérêt international certain. Du général de Gaulle à N’Krumah, bien des chefs d’États en visite officielle au Sahara y seront guidés par Joseph.

Mariage mixte et racismes coloniaux

Le père Korner unit Denise et Joseph par le mariage le samedi 26 mai. L’année suivante, Denise met au monde Anne-Gaëlle, son premier enfant, et décide d’abandonner son métier d’institutrice. Elle assiste désormais Joseph au bureau de la ferme d’Hassi-el- Gara.

Denise, Joseph et nous, leurs enfants, formons une famille métisse réalisant à El Goléa une “miscégénation” méprisée par les partisans des clivages raciaux. Ces derniers se recrutent aussi bien dans le clan des colons que dans le camp des colonisés. C’est vrai que cette union, si rare, d’un Noir indigène avec une métropolitaine blanche surprend et irrite.

Des colons, qu’attendre d’autre ? Les Européens de l’oasis interviennent auprès de Denise pour qu’elle rompe ses fiançailles avec Joseph Cadat, à leurs yeux rien d’autre qu’un nègre à dénigrer. L’écrivain Claude-Maurice Robert, grand prix de littérature de l’Algérie, exprime bien dans ses écrits l’opinion coloniale hostile au métissage.

Voici ce qu’il écrit à propos des populations sahariennes : « Pas un Blanc pur, ni un vrai Noir. Des métis, des quarterons, des octavons, que sais-je ! Toute la gamme des jaunes et des bruns, du café au lait au pain d’épice, du brou de noix à l’acajou, du gris fumé au noir de suie. Salmigondis de Bambaras, de Toucouleurs et de Sonraïs, de Fellanis et de Tibbous, de Mandingues et de Peuls, dont les concubinages avec les races blanches conquérantes, arabe et berbère, ont créé ces monstres hybrides, sans cervelle ni visage : des Noirs albinisés et des Blancs négrifiés, et fait du Sahara à la fois le vestibule et le prolongement du Soudan, une immense négrerie ; si bien que Ton peut dire, dès Touggourt et Figuig : “La négrerie commence ici”. »

La “mixophobie” coloniale qui s’exprime ici nuance l’aversion du mélange racial de traits tératologiques. Voilà pour la littérature ! Le sentiment de supériorité européocentriste n’est pas non plus absent des sciences sociales. Le professeur Robert Capot-Rey22 — il connaît bien la famille Cadat —, professeur d’anthropologie à l’Université d’Alger, écrit en 1953 à propos des oasis algériennes : « Isolé au milieu de populations d’autres races, l’Européen prend l’ascendant sur elles grâce à son énergie qui n’a pas été diminuée par une hérédité de fatalisme et de misère. »

Et d’ajouter : « Aux yeux des Noirs, des Arabes et des Berbères, tous ces hommes [jeunes saint-cyriens ; cantonniers grisonnants] de notre race sont également des chefs. Dans cette hiérarchie qui s’établit spontanément au sein d’une société dont la survie dépend de l’énergie et de l’astuce de quelques individus, il y avait là, à la
présence des Français, une justification péremptoire. »

Et les colonisés ? Les Noirs sont considérés avec mépris par les Arabes et les Berbères blancs. L’abolition partielle de l’esclavage par la France coloniale donne une forme particulière aux rapports du Noir et de l’Arabe. Un prêtre anonyme note finement en 1941 : « Leurs nègres, leurs anciens esclaves n’ont au fond pour eux [les Arabes] que du mépris. Ils leur rendent service pour service, insulte pour insulte, me disent-ils […].Le fier Arabe qui, ce soir au marché, accroupi dans un coin avec d’autres nomades, parlera avec mépris des nègres et des négresses, devient très poli devant un verre de thé [pris chez un Noir lui donnant à manger quand il a faim] et là, en petit comité, il appelle Miloud son frère et Aïcha sa sœur. »

Nous, les Noirs et métis catholiques français d’EI Goléa, nous occupons une position particulière pendant la colonisation. Les Arabes de l’oasis nous considèrent comme inférieurs sur le plan racial. Cependant, dans le même temps, nous nous situons généralement, visà-vis d’eux, à un niveau supérieur dans la hiérarchie économique et sociale locale du fait de notre statut de citoyens français et catholiques.

L’Arabe musulman d’EI Goléa traite ces nègres de M’tournis (apostats) que nous sommes à ses yeux, tout à la fois avec l’hostilité qu’il éprouve à l’égard du roumi, c’est-à-dire du maître colonial catholique, et avec le mépris racial qu’il ressent pour le kalouche, c’est-à-dire le Noir. Position délicate, ambivalente que la nôtre. Nous appartenons à deux mondes : d’une part celui de l’Algérie saharienne colonisée, berbéronègre et musulmane ; d’autre part celui de l’Occident colonisateur, chrétien et français.

Dans les deux traditions nous sommes considérés comme des juniors partners et nous n’y sommes donc jamais pleinement reconnus par ceux-là mêmes auxquels nous nous référons. C’est dans ce contexte culturel et racial, aux accents quelque peu assourdis tout de même par la distance qui sépare Hassi-el-Gara d’EI Goléa, que je découvre le monde, nègre breton imprégné d’une culture européenne aux accents émancipateurs. C’est le temps des promenades dans le désert et des chasses à la gazelle dans la Peugeot 403 de l’oncle Jean.

Je me souviens aussi que nos balades dominicales nous menaient souvent au lieu-dit BelBachir. Nous y visitions le pittoresque Buffalo-Bordj ou Zirara, la demeure
à l’abandon d’Augiéras, colonel d’Artillerie en retraite26. Cet excentrique de l’armée coloniale, mort en 1958, l’année de ma naissance, a vécu là sa différence. Il avait fait du Bordj, de son vivant, un zoo et une sorte de musée du désert très personnel. Sur le mur d’enceinte, orné d’une peinture à l’ocre, on devine, à demi enseveli sous les dunettes montantes, la forme immense et vigoureuse d’un atlantosaure.

Après El Goléa, où naît en 1962 Marie-Christine, ma sœur benjamine, notre famille résidera à Laghouat. Mon frère Hervé y mourra en 1966, quelques jours après sa
naissance, des suites d’une septicémie hospitalière. Nos dernières années algériennes se dérouleront à Ouargla, et c’est de cette oasis que nous quitterons, en 1971, l’Algérie pour la France, dix ans après l’indépendance.

La fin de l’Algérie française

Je n’ai presque rien su de la guerre d’Algérie. Elle était peu visible au Sahara et j’étais trop jeune. J’ai vaguement souvenir d’un fellagha28 tué au combat. Ma mémoire d’enfant a enregistré les images — un corps sombre emmailloté de lambeaux blancs — sans comprendre. Mes parents m’ont raconté. Il gisait sur la grande place. Les militaires français l’y avaient exposé à titre d’exemple.

Des Pères Blancs iront leur dire : « C’est honteux, vous agissez comme des monstres ». Joseph et Denise secouraient, par le biais de la Croix-Rouge et de la Caritas — dans les limites imposées par la situation de belligérance —, les familles
indigentes des combattants algériens. Ils le faisaient par esprit chrétien et par volonté de justice et de solidarité. Les militaires français, finalement mis au courant, occuperont pendant plusieurs mois les dépendances de la ferme. Au lendemain de l’indépendance, les militants locaux du Front de libération nationale (FLN) se souviendront avec émotion de la fraternité de mes parents.

Mellouki, mère, tante, amie, famille et soeur

La guerre d’Algérie, c’est aussi la vaine tentative de Joseph de conquérir la mairie d’EI Goléa, au nom d’un parti d’indigènes, à l’occasion d’une réforme démocratique tardive élargissant le corps électoral. Les élections municipales de 1959 sont l’occasion d’un exercice de citoyenneté. Joseph présente une liste novatrice, racialement et culturellement mixte. Il est aidé par son ami De Souquai, un métis martiniquais, le chef du centre radio local, marié à une Européenne d’origine espagnole.

L’autre liste en compétition représente l’équipe sortante et est exclusivement
composée de colons et de militaires. Elle est soutenue par le chef d’annexe, le capitaine B18. La tentative d’alternative politique échoue. Joseph perd les élections. Denise explique cet échec par la fraude électorale organisée par les colons de l’oasis.

Assesseur de la liste Cadat-De Souquai, elle s’est aperçue que ses collègues — des femmes de colons — se comportaient de façon curieuse avec les dames indigènes autorisées à voter : elles leur remettaient exclusivement les bulletins de vote de la liste opposée à celle de Joseph. Denise s’insurge, fait appeler De Souquai et Joseph. C’est le scandale. Une surveillance est installée.

Dès ce moment, ma mère est accusée, plus ou moins explicitement, de subversion. Le capitaine B explique à qui veut l’entendre que c’est uniquement parce qu’elle est une épouse Cadat — famille tenue en haute estime — qu’il ne la fait pas jeter en prison. Joseph et Denise, épris de démocratie et de justice, ont commis l’impardonnable : vouloir faire respecter l’ordre démocratique et remettre
en cause, de ce fait, l’ordre établi de l’oasis.

1962 – 1972 : l’Algérie post-coloniale ou l’impossible
coopération

J’ai dans la tête des images précises et colorées du jour de l’indépendance à El Goléa. Mon père a filmé cette époque. Nous avons si souvent revu le film 8 mm ! La foule des citoyens en liesse. Les youyous des femmes. Les cris des enfants. Les hommes marchent la tête haute. Nous fraternisons.

L’indépendance algérienne a été arrachée au terme d’une guerre atroce. Les combats se sont soldés par un million de morts. Il y a 400 000 orphelins. 500 000 réfugiés revenus des pays maghrébins limitrophes et deux millions de paysans libérés des camps de regroupement ont tout perdu et doivent repartir de zéro.

La guerre a été terriblement destructrice sur le plan matériel. Il y a deux millions de chômeurs, quatre millions de personnes sans ressources. Au Sahara, relativement protégé, on espère une vie meilleure dans une nouvelle nation, au sein d’un peuple régénéré. Ben Bella devient président de la République démocratique populaire d’Algérie. Très vite, les garanties des Accords d’Évian, destinées à faire des Français d’Algérie des citoyens à part entière au sein de la nouvelle nation, deviennent lettre morte. Les Cadat prennent peur.

Parmi les nouveaux maîtres du pays, certains les harcèlent, des vexations mesquines aux attaques physiques, en passant par les vols. Pierre Cadat, mon vieux pépé d’EI Goléa, est assailli devant chez lui. Il est assis, à son habitude, au soleil, devant sa maison, bavarde avec des amis arabes. Un homme surgit. Il l’apostrophe : « Fait la shaada ou je te tue. »

Sans attendre de réponse, l’énergumène lui assène un violent coup de pied à la bouche, le met en sang. L’incident est un signe. Rapidement, les conditions de vie s’aggravent : le nouveau régime confisque les jardins de Pierre et de ses enfants. Les Cadat, expropriés, décident alors de quitter leur pays et de gagner la France avec l’aide des Pères Blancs. Le départ est définitif, quoi qu’il leur en coûte. C’est qu’ils craignent trop pour leur vie physique et spirituelle.

En 1965, l’année du coup d’État de Boumédienne, Mgr. Mercier — l’évêque volant du Sahara —, le père Marc Cougoulat, Madame Launay et d’autres, aidés par le sous-préfet de Largentière en Ardèche, Monsieur Larfaoui, d’origine arabo-musulmane, organisent avec brio le rapatriement vers la France de la communauté chrétienne noire d’EI Goléa. Voilà celle-ci arrachée à la terre saharienne musulmane où elle est née, transplantée en terre protestante ardéchoise.

Pierre et Marie Cadat finiront leurs jours à la Chapelle-sous-Aubenas. Mes grands-parents, ni pieds-noirs rapatriés d’Algérie ni 31, mais chrétiens noirs du Sahara, sont sans doute à l’abri, mais à jamais orphelins du désert. Joseph et Denise, eux, font le pari de se maintenir dans le Sud.

Mon père est tout à la fois le dernier des Cadat du Sahara colonial et le premier Cadat d’un Sahara intégré à l’Algérie indépendante. Il y travaillera dix ans au titre de la coopération française. Une coopération exclusive d’ingérence et considérée dès le départ comme vitale pour le pays par les responsables algériens. Mon père, délégué agricole pour laWilaya du Sud, se consacre à sa tâche. Il va coopérer avec les Comités de gestion socialistes de 1963, développer le premier plan quadriennal de 1970, mettre en œuvre la Charte de la Révolution agraire
de 1971.

Joseph traverse ces dix premières années de postindépendance en témoin lucide. Les crises politiques franco- algériennes se succèdent, de l’explosion au Sahara d’une insolente bombe atomique française à la négociation des accords pétrolifères.

Un jour, elles ont raison de l’obstination de Joseph et de Denise. Mon père occupe à Ouargla le poste de conseiller agricole. Nous y habitons une villa Pouillon, blanche et belle, notre dernière demeure algérienne. A la suite de la nationalisation du pétrole, la France dénonce les contrats de coopération technique qui la lient à l’Algérie. Nous partons. Mon père rejoint un poste au ministère de l’Agriculture à Montpellier, au sud de la France. C’est l’été 1971 et je vais sur mes treize ans.

1906-1965 : en moins de six décennies, la petite communauté chrétienne noire d’EI Goléa se bâtit autour de Pierre Cadat, prospère et disparaît. Cette communauté est née de la colonisation française et s’éteint au lendemain de l’indépendance algérienne. Communauté tragique qui semblerait aujourd’hui n’avoir jamais existé s’il ne restait au Sahara, dans un petit cimetière chrétien oublié au pied de l’église SaintJoseph — la cathédrale du désert —, quelques tombes ensablées, pieusement ordonnées autour de la sépulture du Père de Foucauld.

Brieuc-Yves CADAT
Chercheur
politologue

°Initialement publié sur Migrations et Société

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