Tournée du groupe pygmée congolais Ndima en Bretagne. Crédit photo Françoise Ramel

Esprits de la forêt, force et transmission du chant collectif : l’héritage menacé du peuple Aka

La nouvelle tournée du groupe Pygmée Ndima en France s’est achevée dimanche 5 mai 2024 par un atelier d’apprentissage du chant pygmée face à la mer à l’Abbaye de Beauport en Bretagne. Moment de partage et de découverte rare d’une pratique vocale qui mérite d’être mieux connue, et surtout mieux appréciée pour sa complexité et ses équilibres savants.

« J’ai conscience que les gens apprécient nos chansons et nos danses dans le monde entier », a déclaré Angélique Manongo, chanteuse et danseuse du groupe Ndima.

L’album Aka/Free voices of forest

Ndima se produit régulièrement dans de grandes métropoles européennes, moins souvent dans les lieux non dédiés au spectacle vivant. Avec plus de vingt dates en Belgique, le groupe a sensibilisé un nombre important de jeunes dans les établissements scolaires et souhaite réitérer l’expérience en France lors d’un prochain voyage.

Cette tournée a marqué aussi la sortie fin mars 2024 d’un album avec des artistes aussi réputés que Leïla Martial, Rémi Leclerc et Eric Perez, issus du jazz et des musiques improvisés. L’album s’intitule Aka /Free voices of forest.

Un concert à guichet fermé en Bretagne

« L’image qui parle », association basée à Paimpol, a saisi l’opportunité en invitant Ndima pour une date unique en Bretagne. Sans s’attendre à ce que la proposition suscite un tel engouement. Le concert s’est joué à guichet fermé samedi 4 mai 2024, sous les voutes grandioses de l’ancienne abbatiale, des murs de granit pour tout décor. Sur scène, dès les premières minutes, un autre monde a pris forme par la seule force de voix entremêlées et de sons semblant provenir de la nuit des temps.

Baudelaire parlait des forêts comme de cathédrales dans Les fleurs du Mal. Que savait-il de ces communautés africaines perpétuant leurs traditions à l’écart de la pensée industrielle et des mondes sédentaires ? Et nous, qu’en savons-nous deux siècles plus tard, alors que cette culture nourrie d’une autre vision de la nature subit de façon irrémédiable les affres de la modernité et des modèles dominants ?

Ils ont préservé leur mode de vie

Les communautés Pygmées ont résisté depuis des millénaires, préservant leur mode de vie directement dicté par les lois de la nature, la chasse et la cueillette, impliquant une solide capacité d’adaptation, la nécessité d’une transmission des savoirs. Cette culture basée sur l’oralité fait écho à ce que vivent d’autres peuples de la forêt en Afrique et sur d’autres continents, toujours plus confrontés à la perte de leur autonomie, sans pouvoir prétendre à s’intégrer. Les pygmées sont le plus souvent mal considérés.

Les Aka sont une des ethnies pygmées qui vivent au Congo-Brazzaville et en Centrafrique, partageant la même forêt, la même langue, le même héritage. Les traditions orales de ce peuple, initialement nomade, font partie du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco depuis 2003.

Le chant pygmée est codifié

Les chants Aka renvoient à la vie quotidienne, aux rituels qui rythment les rencontres au sein d’une communauté ; joie ou deuil, tâches à accomplir, préparation de la chasse, avec cette particularité : les esprits de la forêt font partie de la communauté. Leur présence s’incarne littéralement et dépasse ce que nous, urbains confinés dans des paysages de béton, accros aux technologies et aux déplacements motorisés, réduisons à la notion de croyances ou de superstitions.

Etudié de longue date par des chercheurs, le chant pygmée est une pratique codifiée, collective, associée aux percussions, à la danse. Il est à la fois polyrythmique et polyphonique. Chacune des quatre voies qui constitue le chant est autonome et se répète sur un mouvement cyclique plus ou moins long. Cette base reste la même si la foule rassemblée dans un campement compte une centaine d’individus. C’est une pratique inclusive. Pour peu qu’il ou elle se repère, tout étranger admis à participer à la vie de la communauté, peut prendre sa place dans le chant.

Le chant exprime l’appartenance au groupe

Comme les autres gestes de la vie courante, cette pratique vocale s’apprend par l’observation, l’imitation, l’expérience dès la plus petite enfance au sein de la cellule familiale et lors des festivités.

Les chanteurs et chanteuses peuvent passer d’une voix à l’autre, comme on s’échangerait un panier de légumes ou de recettes de cuisine. Les paroles coexistent avec les boucles de sons. Les textes peuvent être des improvisations. Il existe un vocable spécifique dans la langue Aka pour chaque posture et situation liées au chant, comme il existe une correspondance entre le langage des percussions.

Là où nous pourrions nous attendre à une forme de joute orale, teintée de rivalité, d’esprit de compétition et de jeu, le chant Aka exprime plutôt l’appartenance au groupe, à un destin commun dans lequel hommes, femmes, esprits, vivants d’hier et d’aujourd’hui, communiquent, dénoncent ensemble des injustices, annoncent des nouvelles, rendent hommage.

L’Université de la forêt, un livre de Sorel État

Pour en savoir plus sur le mode de relation que les Aka entretiennent avec leur environnement, avec le chant et la danse, Music in Africa invite à lire l’ouvrage de Sorel Eta, membre et manager du groupe Ndima. Ce Congolais, chercheur autodidacte, développe depuis bientôt trente ans son savoir auprès du peuple de la forêt qui l’a initié et le partage à l’occasion de conférences pour sensibiliser à la cause de cette minorité. L’Université de la forêt est sorti aux Presses Universitaires de France en septembre 2022.

« La RDC est le 1er Etat africain a avoir voté une loi pour protéger les communautés Pygmées sur son sol. Dans les faits, c’est une autre histoire. Les Aka, minorité culturelle, linguistique, dont les savoirs se transmettent en dehors du système éducatif tel que nous le connaissons, sont vraiment menacés de disparition. Comme si nous, Africains, dont langues et cultures ont été bannies sous le joug de systèmes coloniaux violents, étions incapables de ne pas reproduire au sein de nos sociétés les effets désastreux d’un mode de domination basé sur le mépris d’une culture et de connaissances qui permettent de vivre libre, en autonomie », a expliqué Sorel Eta.

La forêt est une ressource. Comme toute ressource, elle suscite des convoitises ou doit laisser la place à l’agriculture, afin de produire d’autres formes de richesses. Pour les Aka, la forêt est bien plus qu’une ressource, un lieu de vie, un océan végétal et minéral dans lequel ils et elles ont développé leur propres outils de navigation. A Paimpol, c’est bien le message que le groupe Ndima a su faire passer, avec beaucoup de générosité, d’humilité et d’intelligence dans l’art de la rencontre.

Le groupe Ndima est rentré sur le continent africain le 12 mai 2024. Angélique Manongo, Emilie Koule, Nadège Ndzabole, Gaston Motambo et Michel Kossi, sont de retour chez eux au Congo-Brazzaville, accompagnés par Sorel Eta. Comme si cette énième tournée n’était qu’une parenthèse nécessaire pour faire entendre la voix d’un peuple. Comme si l’essentiel pour ces artistes Aka ne pouvait se  trouver ailleurs que dans la forêt, ailleurs que dans leur communauté.

Françoise Ramel

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