L’appel des évêques congolais : arrêtez de tuer vos frères !
Le 08 avril dernier, les évêques de la Cenco (la Conférence épiscopale nationale du Congo) ont publié un message dans lequel ils expriment leur préoccupation au sujet de la persistance des tueries et de l’insécurité dans l’est de la République démocratique du Congo. Sans commentaires, nous vous partageons ici intégralement ce message des évêques.
Message de la Cenco
PREAMBULE
- Depuis plus de deux décennies, l’Est de notre pays est particulièrement secoué par des conflits armés et une insécurité récurrente y causant morts, désolation et déplacements des populations. Malheureusement, toutes nos interpellations à travers nos différents messages socio-politiques ne trouvent pas encore d’échos conséquents de la part des personnes concernées.
- Pour manifester notre proximité affective et effective avec nos frères et sœurs meurtris et victimes de cette tragédie, une délégation des Evêques de l’Association des Conférences Episcopales de l’Afrique Centrale (ACEAC) et de la Conférence Episcopale Nationale du Congo (CENCO) a effectué une mission pastorale à l’Est du Pays, notamment dans les diocèses de Goma, Butembo-Beni et Bunia, du 14 au 26 janvier 2021, pour les écouter et les réconforter.
- Au cours de cette mission, les Evêques ont prié avec les populations, et ont échangé avec les représentants de plusieurs couches de la société. Ils ont aussi visité des personnes vulnérables ou en situation de détresse. Ils ont en plus adressé à nos frères et sœurs des messages de paix, d’espérance et d’appel à l’unité.
- Lors de notre session ordinaire du Comité Permanent tenue à Kinshasa du 22 au 25 février 2021, nous avons, au regard de l’importance des informations reçues, levé l’option de faire un plaidoyer conséquent auprès du Chef de l’Etat et de rendre public une communication spéciale sur les constats faits et nos recommandations dans l’espoir d’obtenir une grande mobilisation pour lutter contre les causes profondes de cette insécurité.
- CONSTATS
- Il ne s’agit ici que de la situation relative à l’insécurité dans le Nord-Kivu et dans l’Ituri. Une autre mission d’écoute et de réconfort est projetée dans les mois prochains au Sud-Kivu où la situation sécuritaire demeure très préoccupante.
- Motifs et conséquences d’une guerre asymétrique
- Les assaillants se servent des points faibles des Forces Armées régulières pour parvenir à leur but politique ou religieux : l’occupation des terres, l’exploitation illégale des ressources naturelles, l’enrichissement sans cause, l’islamisation de la région au mépris de la liberté religieuse etc….
- Toute cette situation a endeuillé de familles, entrainé des déplacements massifs des populations et causé des pertes importantes des biens en portant un coup dur à l’économie d’une région qui sert à juste titre de grenier du pays. Les victimes se comptent par milliers : plus de 6.000 morts à Beni depuis 2013 et plus de 2.000 à Bunia pour la seule année 2020. On compte également au moins 3 millions de déplacés et environ 7.500 personnes kidnappées.
- A cela s’ajoutent l’incendie de plusieurs maisons et villages, la destruction et la fermeture des écoles et centres de santé, la mise à sac des bâtiments administratifs, le pillage des bêtes, champs et cultures, etc. Les auteurs sont souvent des groupes armés et des miliciens dont certains véhiculent une idéologie proche du « satanisme »
Quoique toute la région soit en proie à l’insécurité et aux massacres, la situation varie parfois d’une zone à une autre.
- Situation à Beni-Butembo
- Les tueries dans la région de Beni-Butembo remontent à 2013. Ces derniers jours, notamment à partir du dernier trimestre de 2020, c’est le Secteur de Ruwenzori qui est le plus attaqué. Entre le mois de janvier où la mission conjointe ACEAC/Cenco a eu lieu et le présent message, la situation sur terrain semble s’empirer dans cette partie du pays. On compte déjà une bonne centaine des personnes tuées dont les enfants.
- Conflit communautaire : Plusieurs personnes soutiennent que la nature du conflit dans cette zone n’est ni intra ni intercommunautaire mais plutôt une stratégie d’occupation de terre ou de balkanisation du pays. Cependant, d’autres pensent qu’il y a, dans une certaine mesure, des aspects d’un conflit intercommunautaire suite à l’arrivée brusque et massive des populations qui s’expriment en kinyarwanda appelées banyabwicha et des populations en provenance de l’Ouganda qui ne parlent aucune langue locale.
- Conflit religieux : Les interlocuteurs des Evêques ont fait aussi allusion au caractère religieux du conflit, notamment à l’islamisation de la région dans une sorte de stratégie plus profonde d’influence négative sur la politique générale du pays à long terme. Les évadés parmi les capturés des ADF affirment avoir été contraints à adhérer à l’Islam.
- Opérations militaires : Du point de vue des autorités militaires, la première phase des opérations, dite phase de coercition est terminée. L’ennemi est essoufflé. Il reste donc les phases de la stabilisation et de la normalisation.
- Mission à Bunia
- La situation à Bunia et dans le reste de la Province de l’Ituri est beaucoup plus complexe, marquée par des crises récurrentes et multiformes dont la population est la principale victime. Les autorités publiques sont dépassées par les évènements. Parmi les responsables politiques, certains ont tendance à couvrir les fauteurs des troubles par option ou par pression d’un leadership communautaire. D’autres sont instrumentalisés ou assistent impuissants à l’émiettement de leur pouvoir à la base.
- Sur certains axes routiers, les taxes sont perçues par les groupes armés au vu et au su des autorités établies, et cela se passe à une cinquantaine de mètres des FARDC qui en font autant. Et, ceux-ci paient eux aussi à ceux-là quand ils doivent aller déambuler de l’autre côté de la barrière, et vice-versa.
- Les groupes armés dont quelques uns sont aussi présents à Beni-Butembo sont principalement formés de miliciens. On parle de plus d’une centaine. Les principaux groupes sont :
ADF/Nalu ; les FDLR ; UPLC (Union des patriotes pour la libération du Congo) ; les Mayi-Mayi ; les MTN djihadistes associés aux mayi-mayi) ; l’ex CNDP ou M23; la Codeco (Coopérative pour le Développement du Congo) ; la FPIC (Force Patriotique Intégrationniste du Congo) dit aussi Chiniya Kilima ; l’ALC (Armée de Libération du Congo) ; le FPAC/Zaïre (Front Populaire d’Auto-défense) ; la FRPI (Force de Résistance Patriotique de l’Ituri), etc…
- Les Forces armées de la RDC.
- Les éléments de l’armée sont présents mais l’impact de leur présence est mitigé. D’aucuns leur reconnaissent de gros efforts effectués pour endiguer les massacres et les pillages. Certains officiers sont accusés de torpiller les avancées des hommes de rangs et des officiers subalternes. D’autre part, la multiplicité des centres de commandements FARDC et leurs faibles interventions contre les milices renforcent le pillage et l’économie criminelle.
- De l’avis de plusieurs observateurs, et de façon générale, il se dégage que les Forces Armées de la République se caractérisent dans cette zone par :
– une sédentarisation de certains officiers qui sont restés longtemps dans la région et s’opposent à être déployés ailleurs ;
– la modicité et le détournement de la solde des militaires de rang et de leur ration, d’où l’amenuisement de leur motivation ;
– une mauvaise gestion des effectifs, tantôt insuffisants, tantôt fictifs : ceux qui tombent au front ne sont ni recensés ni déclarés ;
– une grande infiltration des éléments étrangers à la faveur des opérations de brassage et de mixage ; cf. cas du Procès de Bosco Ntaganda.
– la présence des anciens rebelles du RCD, du CNDP et du M23 dans les rangs des militaires engagés dans les opérations à l’Est et soupçonnés de complicité avec l’ennemi.
– l’affairisme de certains officiers, plus soucieux du business que de la conduite des opérations militaires.
– une forte porosité des frontières qui facilite des entrées nocturnes d’hommes armés provenant des pays voisins.
- L’absence de l’autorité de l’Etat
- La population a le sentiment d’être abandonnée. Les promesses du Gouvernement central quant au rétablissement rapide de la paix sont nombreuses, mais plusieurs sont souvent restées sans effets. Entre-temps, l’image négative du politique emballe l’inconscient collectif des populations.
- Plusieurs auteurs des crimes jouissent de la couverture de certains acteurs politiques qui continuent à attiser les conflits pour en tirer profit ; ils seraient même instrumentalisés par des forces extérieures aux fins de pillage des ressources naturelles à la faveur de la persistance de la crise. D’autres acteurs politiques assistent impuissants à l’émiettement de leur pouvoir à la base.
- De toute évidence, la chaîne traditionnelle de renseignement et de commandement paraît défaillante ; et plusieurs chaînons font partie du problème, voire du blocage. Certains responsables politiques et militaires obstruent la prise idoine de décisions ou en compromettent l’exécution. Dans le même ordre, la faiblesse des institutions judiciaires et l’impunité font que les anciens prisonniers retournent dans le cycle de la violence, faute de réinsertion dans une communauté civilisée.
- La Monusco et la communauté internationale
- La MONUSCO est accusée de passivité et même de complicité par la population. Sa présence suscite de plus en plus de suspicion et de scepticisme parce qu’elle n’a pas réussi à stopper les massacres, même quand cela se passe à quelques mètres de positions des forces onusiennes.
- Du côté de la Monusco, les choses sont vues de façon positive car il y a espoir d’aller de l’avant. La Mission a mis en place trois forces d’intervention rapides qui sont mobiles. Elle mise sur la réouverture de ses bases qui étaient fermées. Des couloirs seront dégagés dans le Ruwenzori, à Mutwanga et à Eringeti.
- RECOMMANDATIONS
- Des constats faits, il ressort clairement que l’insécurité dans cette partie du pays est une réalité très complexe et pour la vaincre il faudrait une conjugaison d’efforts à plusieurs niveaux. C’est pourquoi nous recommandons :
La refondation structurelle (Présidence de la République et Gouvernement central)
- Nous préconisons une refondation de la vision, des approches et des structures à divers niveaux : politique, militaire, police, services des renseignements, humanitaire, partenaires du Congo.
L’épuration de la solde des militaires (Présidence de la République et Gouvernement)
- Que diligence soit faite pour régulariser la paie de la solde des militaires surtout celle des soldats de rangs, et vérifier la meilleure utilisation des ressources allouées aux unités engagées dans les opérations, la maîtrise des effectifs et la bonne tenue de la logistique sur le théâtre des opérations. Détourner la solde et la ration des militaires au front est un acte criminel.
La permutation effective des officiers affectés à l’Est (Ministère de la Défense et Etat-Major)
- Il s’avère urgent et nécessaire de déplacer tous les officiers militaires ayant évolué dans les différentes rébellions ou groupes armés à l’Est du pays, et mettre à l’écart de la chaine du commandement et de la logistique ceux qui seraient réputés agents-relais des armées étrangères.
Le renforcement des effectifs et des supports logistiques (Gouvernement et Etat-Major)
- Nous demandons de renforcer les effectifs des régiments et les doter des moyens logistiques adéquats dont les drones de reconnaissance et d’attaques en vue de réduire les pertes en vies humaines et en matériels.
L’opération militaire du genre « Artemis» (Présidence – Gouvernement – Parlement)
- Que plaidoyer soit fait pour une opération militaire de grande envergure à l’instar de la mission « Artemis » qui fut menée, du 6 juin au 6 septembre 2003 en Ituri, par l’Union Européenne au titre de la Politique européenne de sécurité et de défense, sous l’autorité du Conseil de Sécurité de l’ONU, selon sa résolution 1484 du 30 mai 2003.
Le désarmement, démobilisation et réinsertion sociale (Présidence-Gouvernement)
- Nous en appelons à l’achèvement du processus de désarmement et de démobilisation, et à la prise en charge des démobilisés cantonnés depuis 2020. Plusieurs d’entre eux sont en train de rejoindre les groupes armés ou grossir les rangs des bandits et des gangsters.
L’observatoire pour la paix et relèvement socio-économique (Gouvernement-Monusco)
- Nous conseillons la mise en place d’un cadre permanent de concertation pour la cohésion et la paix à l’Est, piloté par un observatoire scientifique multidisciplinaire, et l’implication des leaders locaux dans la sensibilisation à la cohabitation pacifique pour la consolidation du dialogue intra et inter communautaire.
Le Baraza la amani –Espace de dialogue pour la paix (Gouvernement-Monusco-Eglises)
- Nous demandons de développer dans les zones de conflit des espaces de dialogue basés sur la communication de proximité et la promotion des valeurs de citoyenneté.
Le partenariat bilatéral et multilatéral
- Nous recommandons aux partenaires internationaux et pays amis de la R.D.Congo de communiquer davantage sur leur vision de la paix dans ce pays, et de s’impliquer pour le renforcement des mécanismes de certification des produits agricoles et miniers qui circulent dans la région.
La conversion
- La guerre est la mère de toutes les misères, elle affecte toutes les sphères de la société et compromet l’avenir de nos enfants. A ceux qui ont pris les armes nous disons : « Arrêtez de tuer vos frères (cf. Gn 8-9). Celui qui hait son frère est dans les ténèbres (1Jn2, 10-11). Nous invitons ceux qui sont entrainés dans le spectre de la division à savoir que c’est par amour et l’unité que l’on peut vaincre le mal et briser le spectre de la violence.
- Aussi recommandons-nous, pendant ce temps de Pâques, la proximité de toute la communauté nationale avec nos frères et sœurs de l’Est, en réservant un temps de prière pour la paix à l’Est du Pays.
CONCLUSION
- La situation de l’insécurité à l’Est est un véritable drame qui affecte tout le pays. En effet, on ne peut pas espérer le développement de ce pays tant que l’Est restera sous contrôle des prédateurs. Nous sommes invités tous à assumer nos responsabilités et à resserrer davantage nos liens de solidarité et de fraternité (I Co 12, 26).
- La Cenco demeure engagée à accompagner le processus de la construction de la paix et de la cohésion sociale. En vertu de notre mission pastorale, nous travaillerons, au niveau interne et externe, à consolider la fraternité entre peuples et communautés afin que des ennemis se tendent la main et que des adversaires acceptent de faire ensemble une partie du chemin (Cf. Is 11, 6-9).
- Une fois de plus, nous exprimons notre compassion et nos condoléances les plus chrétiennes aux familles éprouvées, victimes des violences et des pillages.
- Que la Sainte Vierge Marie, Notre Dame de la Paix, nous obtienne la grâce d’une paix durable en RD Congo et dans la sous-région des Grands Lacs.
Fait à Kinshasa, le 08 avril 2021