RDC : procès en trompe-l’œil dans l’affaire du meurtre des deux experts de l’ONU
Un procès ayant duré quatre ans en République démocratique du Congo n’a pas permis d’établir toute la vérité sur l’assassinat en 2017 de deux enquêteurs des Nations Unies, Zaida Catalán et Michael Sharp, et du sort de leur interprète congolais et des chauffeurs de moto qui les accompagnaient, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.
Malgré l’assistance de l’ONU, le tribunal a ignoré les pistes suggérant l’implication de hauts responsables congolais. Les Nations Unies, les États-Unis et la Suède devraient ouvrir d’urgence une enquête internationale crédible sur ces meurtres et le rôle de responsables congolais.
« Pendant ces quatre années de procès, l’accusation n’a jamais cherché à déterminer qui avait planifié et ordonné le meurtre des experts de l’ONU », a déclaré Thomas Fessy, chercheur principal pour la RD Congo à Human Rights Watch. « L’ONU, les États-Unis et la Suède devraient reconnaitre l’incapacité de la RD Congo à enquêter de manière adéquate sur ce crime, et lancer d’urgence une nouvelle enquête internationale crédible sur l’éventuelle responsabilité de l’État dans ces meurtres. »
Le 29 janvier 2022, un tribunal militaire de Kananga a condamné à mort 49 accusés, dont un bon nombre par contumace, pour divers chefs d’accusation, notamment de terrorisme, meurtre, et crime de guerre par mutilation. Un officier supérieur de l’armée congolaise, le colonel Jean de Dieu Mambweni, a été condamné à 10 ans de prison pour violations des consignes. Un agent d’immigration, Thomas Nkashama, figure parmi les personnes condamnées à mort. Deux prévenus ont été acquittés. Human Rights Watch n’a pas encore été en mesure de consulter le verdict complet de 146 pages.
Le 12 mars 2017, des assaillants non identifiés ont sommairement exécuté Zaida Catalán, de nationalité suédoise, et Michael Sharp, un Américain, qui documentaient de graves violations des droits humains et d’autres infractions au régime de sanctions de l’ONU dans la province du Kasaï-Central, pour un groupe d’experts mandaté par le Conseil de sécurité de l’ONU. Les Casques bleus de l’ONU ont retrouvé leurs corps deux semaines plus tard, près du village de Bunkonde. Leur interprète congolais, Betu Tshintela, est toujours porté disparu, tout comme les trois chauffeurs de moto qui les accompagnaient – Isaac Kabuayi, Pascal Nzala et Moïse (nom de famille inconnu). Le procès s’est ouvert en juin 2017 devant un tribunal militaire à Kananga, la capitale provinciale, et une équipe de l’ONU, appelée le Mécanisme de suivi, lui a apporté appui et conseil.
Des violences liées au contrôle coutumier des chefferies locales ont éclaté dans la région du Kasaï en 2016. Ce conflit était lié à la dynamique politique nationales, l’armée congolaise soutenant l’autorité de personnes considérées loyales au président de l’époque, Joseph Kabila, et à sa coalition politique, et certaines milices armées soutenant des personnes plus proches de l’opposition. Ces violences ont fait des centaines de morts, et plus de 200 000 personnes ont été déplacées.
Le gouvernement en place sous Kabila a d’abord imputé la responsabilité des meurtres de Zaida Catalán et Michael Sharp à la milice Kamuina Nsapu. Mais un nombre croissant de preuves a mis en évidence le rôle que de hauts responsables de l’État auraient joué dans cette affaire, notamment grâce aux reportages de Radio France Internationale (RFI) et de l’agence Reuters. Selon une enquête menée par un consortium de cinq médias internationaux et connue sous le nom de «Congo Files», basée sur une fuite de milliers de pages de documents internes de l’ONU et sur des entretiens avec des dizaines d’acteurs clés, une équipe de l’ONU enquêtant sur le double assassinat aurait dissimulé des preuves suggérant que des hauts responsables congolais auraient été impliqués.
Tout au long des quatre années d’audiences, l’accusation, assistée par le Mécanisme de suivi de l’ONU, n’a jamais exploré de manière exhaustive la participation des autorités gouvernementales, accusant continuellement les miliciens. Ainsi, la question des responsabilités dans cette affaire n’a pas été établie, a affirmé Human Rights Watch.
Le 31 janvier, l’auditeur militaire supérieur, le colonel Jean-Blaise Bwamulundu, a annoncé que le Ministère public avait l’intention de faire appel du verdict, compte tenu du moratoire sur la peine de mort en vigueur en RD Congo, et a déclaré que les enquêtes se poursuivraient pour s’assurer que toute autre personne impliquée soit traduite en justice. Human Rights Watch s’oppose à la peine capitale en toute circonstance, en raison de sa cruauté inhérente.
Le président Félix Tshisekedi avait affirmé lors de réunions passées avec Human Rights Watch, des hauts fonctionnaires américains et d’autres parties, sa détermination à faire en sorte que toute la lumière soit faite sur cette affaire et que les principaux responsables de ces meurtres soient tenus de rendre des comptes. Toutefois, ce procès a montré que le système judiciaire congolais n’était pas en mesure de rendre une justice véritable dans cette affaire, a déclaré Human Rights Watch.
Le procès de Kananga a été marqué par la lenteur des audiences, et a été suspendu entre mars et octobre 2020 en raison de la pandémie de Covid-19. Sur plus de 50 prévenus, une dizaine seulement ont été directement cités lors des audiences. Certains sont toujours en fuite, tandis que deux accusés sont morts en détention dans des circonstances suspectes. Au moins trois autres prévenus ont affirmé avoir été torturés par la police, et au siège de l’agence nationale de renseignement (ANR). D’autres se sont évadés de la prison de Kananga en mai 2019 et n’ont toujours pas été appréhendés.
Le manque d’assistance judiciaire pour certains prévenus, en violation de leur droit fondamental à un avocat, a également causé de nombreux retards dans la procédure, tandis que les services de sécurité congolais ont été accusés d’ingérence dans l’enquête.
Un journaliste congolais, Sosthène Kambidi, qui enquête depuis longtemps sur les violences au Kasaï pour des médias et organisations internationales, a été arrêté le 21 septembre 2021 et maintenu en détention pendant trois semaines à propos de l’origine d’une vidéo, que lui et d’autres avaient obtenue, montrant l’exécution des deux experts de l’ONU. Son arrestation a causé un tollé. Il n’a finalement pas été inculpé.
En août 2017, le Groupe d’experts de l’ONU sur la RD Congo, auquel Catalán et Sharp avaient participé, a recommandé au Conseil de sécurité de charger le secrétaire général « d’ouvrir une enquête internationale indépendante » sur les meurtres, mais l’appel est resté lettre morte.
Le 12 mars 2018, dans un communiqué marquant le premier anniversaire des meurtres, le gouvernement suédois avait déclaré que « de nouvelles investigations internationales seront peut-être nécessaires. Et si c’est le cas, nous les demanderons et nous nous efforcerons d’assurer qu’elles soient effectuées. Rien ne doit être laissé de côté dans cette affaire.» Quatre ans plus tard, le gouvernement suédois devrait passer de la parole à l’acte et reconnaître la nécessité d’une nouvelle enquête internationale et impartiale, a déclaré Human Rights Watch.
Suite au verdict, la ministre suédoise des Affaires étrangères, Ann Linde, a déclaré qu’il était « crucial qu’[une] enquête concernant d’autres personnes impliquées se poursuive, découvrir davantage la vérité et de rendre justice.» Le 30 janvier, l’ambassadeur des États-Unis à Kinshasa, Mike Hammer, a déclaré que l’enquête devait se poursuivre « sur toutes les pistes possibles pour que justice soit pleinement rendue.»
« Pour que la vérité éclate, tous les suspects, y compris les plus hauts placés dans la hiérarchie, doivent être interrogés, ce qui n’a pas encore été fait », a tweeté Élizabeth Morseby, la sœur de Zaida Catalán, après le verdict.
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